mardi 23 février 2016

Her, Spike Jonze, 2013


Joaquin Phoenix

Il est des films qui vous touchent au cœur. Her en est un. Chaque décennie son « feel-good movie », et je pense que celui-ci, à l’image de Lost in translation et Eternal Sunshine of the Spotless Mind, en fait partie. Dans un futur que l’on reconnaît comme tel mais que l’on ne saurait situer, Théodore est écrivain public : il écrit les lettres et les cartes de vœux des autres, empruntant des sentiments qui ne sont pas les siens en cherchant dans la vie de leurs propriétaires. Tout au long de sa journée, il a un assistant qui se trouve être son « OS » (pour operating system, ou dans notre langue, système d’exploitation). Sa journée se trouve alors organisée, du réveil au coucher, par cet ange gardien qui veille à ce que rien ne soit oublié ou qui assiste Theodore dans sa vie professionnelle et privée. Un jour, Theodore fait l’acquisition d’un nouvel OS, appelé Samantha, à la voix féminine, rauque, et sensuelle. Il entame une conversation avec cette intelligence artificielle se développant très vite, et en tombe rapidement amoureux.

Joaquin Phoenix
L’idée est magnifique, et entraîne tout un tas de questions. Celle qui saute aux yeux, c’est la relation entre l’homme et ses outils technologiques tels que l’ordinateur ou le smartphone, qui fait déjà office de compagnon fidèle capable de nous donner les réponses aux questions que nous nous posons, ou de nous dire s’il fera beau. D’autant plus qu’il a entamé le « dialogue » avec nous il y a peu avec Siri, développé par Apple, et référence non dissimulée de l’OS de Her. Dans le film, nous voyons des hommes enfermés dans leurs mondes, parlant à leur alter ego façonné à leur image et à leur goût sans même se regarder les uns les autres. La pudeur n’existe plus : personne ne se soucie de personne. Non seulement se mirent-ils dans leur écran lors de leurs séances de selfies décomplexées, inconscients du monde qui les entoure, mais encore, lorsqu’ils sont en contact avec d’autre gens, il s’agit uniquement de leurs amis proches, leur collègue ou leur famille. Un rendez-vous organisé avec une amie de leurs connaissances semble alors d’avance compromis. On pratique désormais le sexe « sans contact ». 

Joaquin Phoenix
Une nouvelle gestuelle se crée également : l’OS accompagne ses informations d’éléments virtuels que Théodore a le loisir de regarder ou d’envoyer balader de grands gestes aériens, ou encore s’amuse-t-il à faire avancer un petit personnage au cœur d’un jeu, comme projeté dans l’air face à lui, à l’aide de petits gestes. Chorégraphie instinctive et forcée de l’homme et de la voix virtuelle qui l’accompagne tout au long de sa journée. 

Joaquin Phoenix
Puis nous arrive la question la plus importante : qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains, qu’est-ce qui fait de la machine un produit de l’homme qui serait incapable de penser par lui- même, même si l’homme lui en donnait la possibilité ? Evidemment le problème du corps est au centre de Her. Mais Spike Jonze, aux commandes de cet habile scénario, même s’il aurait pu se cantonner à ce problème, nous montre également tant il est important dans une relation de garder une part de mystère en préservant l’intimité de l’autre. Samantha se développe rapidement, prend des initiatives, agit comme un être humain, et se laisse aller à la curiosité, alors dangereuse et impudique tant elle est facile à assouvir, son rôle étant de gérer la vie de l’être humain qu’elle aime. Mais alors nous nous apercevons qu’elle ne fait rien de différent de ce qu’une femme ferait, et qu’au final, ce qui lui manque pour être humaine serait ce corps doué des cinq sens pour accueillir son esprit bien réel.  

Joaquin Phoenix
Reste une dernière question, issue d’une remarque, toute petite, que l’on se fait obligatoirement durant ce magnifique film. Le fait que Théodore finisse par tomber amoureux de Samantha est-il uniquement dû à sa voix (magnifique voix de Scarlett Johansson) ou à son esprit programmé pour correspondre à son idéal ? Cet ange gardien aurait-il pu être un homme ? Vous savez ce que l’on dit sur le sexe des anges…

lundi 22 février 2016

Ave Cesar!, Joel et Ethan Coen, 2016


George Clooney

Eddie Mannix a des problèmes. Beaucoup de problèmes qui ne sont, d’ailleurs, souvent pas les siens. Rien d’anormal : son métier consiste à régler les problèmes des autres, comme sauver la carrière et la réputation d’une actrice enceinte, ou réunir l’argent nécessaire à la libération de la star du prochain film biblique financé par les studios qui l’emploient, kidnappée par un groupe de communistes. C’est ainsi que nous suivons ce « fixer » à travers ce qui s’avère une suite de scènes hommages aux productions hollywoodiennes des années 50.

Scarlett Johansson

Ave, César ! laisse un drôle de goût dans la bouche. La bande annonce était faite telle que l’on s’attendait à un film drôle. Drôle de film que celui que j’ai vu là. Je suis sortie de la projection enthousiasmée, mais j’ai la sensation que réfléchir au film peut lui nuire. Les rires étaient là, je me suis amusée à regarder tous ces acteurs jouer de virtuosité dans leurs rôles respectifs. Scarlett Johansson la première, dont les apparitions dans le rôle d’une actrice frustrée et à l’allure un peu vulgaire, réjouissent et nous amusent. Mais bien que George Clooney soit lui aussi excellent dans son rôle de vieux beau sur le retour un peu bête et surtout très fier de lui, celui qui irradie l’écran à chacune de ses apparitions est immanquablement Alden Ehrenreich. Le jeune acteur, découvert dans Tetro de Francis Ford Coppola, nous offre la caricature attendrissante et drôle d’un jeune acteur, aussi peu agile dans les rôles de jeune premier que veut lui voir endosser Eddie Mannix, que dans ceux de cow-boys habiles du lasso qu’il campe habituellement.

 
Alden Ehrenreich
Le tout donne une suite de tableaux et un film qui pourrait être presque, à l’image de Pulp Fiction mais dans un univers diamétralement opposé, une série d’histoires finissant par se recouper. Si l’on rit beaucoup, on se trouve à essayer de mettre en ordre un scénario au final assez plat, bien qu’à y réfléchir à nouveau, on se prenne, le sourire aux lèvres, à revivre avec plaisir les scènes de cet hommage à Hollywood.



Josh Brolin

Drôle de film…

vendredi 19 février 2016

Journal d'une femme de chambre, Benoît Jacquot, 2015


Léa Seydoux

Journal d’une femme de chambre est l’adaptation d’un roman d’Octave Mirbeau paru au XIXe siècle. Benoît Jacquot nous offre sa version de l’histoire de Célestine, femme de chambre, Joseph, cocher, Marianne, cuisinière, et de leurs patrons, pour ne pas dire « maîtres ». Chaque domestique accomplit consciencieusement son devoir durant la journée, supportant les excentricités et les exigences de leurs patrons, pour mieux se jeter dans leur exutoire le soir, que ce soit la politique, le sexe, ou l’alcool. Mais si les maîtres sont présentés comme des personnes facilement blâmables pour leur manque de considération envers leurs employés, ces derniers, dans leurs travers, ne sont malheureusement pas mieux.

 
Vincent Lindon et Léa Seydoux

Benoît Jacquot garde habilement un récit mené au travers des souvenirs de Célestine, aussi volage dans sa vie professionnelle que dans sa vie amoureuse, et donc forte d’une expérience conséquente. Nous sommes aisément guidés à travers les retours dans cette vie passée. Pas de voix off qui ne vienne gâcher ces épisodes de l’intimité de Célestine et de ses anciens patrons, cela aidant à rester proche de celle envers qui nous ressentons facilement de l’empathie. Le souci donné à la photographie dans ce film nous aide d’ailleurs à nous repérer entre l’époque à laquelle travaille Célestine et les moments qu’elle se remémore : l’image est plus claire et les couleurs sont plus uniformes, tirant uniquement vers un turquoise clair, tandis que le présent de Célestine est teinté de magnifiques couleurs complémentaires de turquoises et brun cuivrés qui fascinent.

Le point noir, qui vient d’ailleurs gâcher ce qui aurait pu être un point fort qui relierait encore plus le film au roman dont il est tiré, est le parler trop rapide et bas des acteurs, au demeurant excellents, qui nous empêche de comprendre ces petites réparties que lâchent entre deux portes les domestiques envers leurs patrons, souvent bien senties et infiniment libératrices.


Léa Seydoux et Adriana Asti

Journal d’une femme de chambre reste une très bonne adaptation du roman d’Octave Mirbeau, magnifique témoignage réaliste des vies des « petites gens » et de leur relation avec leurs patrons tantôt trop tyranniques pour être aimés, tantôt trop gentils pour ne pas être floués. 

mercredi 17 février 2016

Free Love, Peter Sollett, 2015

Ellen Page et Julianne Moore


Lorsque je me suis installée dans la salle pour aller voir Free Love, j’étais motivée par la présence à la tête de ce film d’Ellen Page, que je n’avais pas vue au cinéma depuis longtemps, et de Julianne Moore que j’avais redécouverte dans Maps to the Stars de David Cronenberg en 2014.  Je l’étais beaucoup moins par le titre « français » du film. Pourquoi changer un titre anglais… pour un autre titre anglais ? Surtout lorsque celui-ci nous évoque une énième guimauve sentimentale sur les difficultés que rencontrent les couples lesbiens chaque jour ?

Au premier abord, notre crainte est renforcée par le traditionnel « tiré d’une histoire vraie » qualifiant presque toujours les téléfilms offerts par les plus populaires chaînes de télévision les après-midis de semaine. Laurel Hester est lieutenant de police, et rencontre Stacie Andree, jeune femme mécano et entreprenante qui finit par la séduire. Le couple se fréquente et finit par s’installer dans une maison qu’elles ont achetée ensemble. Tout se passe bien jusqu’à ce que l’on découvre trois tumeurs dans les poumons de Laurel, qui décide alors de demander aux autorités que sa pension soit reversée à la compagne après son décès. Commence alors un combat long et éprouvant pour l’égalité.


Laurel Hester et Stacie Andree


Et nous de comprendre que ce nouveau titre anglais assassine le film qui nous est projeté, au demeurant pas si mauvais bien qu’un peu lent et caricatural parfois. Freeheld fait référence aux freeholders, terme qui désigne les membres élus d’une assemblée de propriétaires terriens du New Jersey, et qui décident de la « meilleure façon » d’administrer leurs concitoyens. Nous assistons alors à la bataille que mènent Laurel Hester et son entourage afin de faire accepter à des élus mal à l’aise et souvent bornés, que dans leur différence, Laurel et Stacie sont soumises aux mêmes cruautés de la vie. Les collègues et alliés de ce couple attendrissant se suivent, tombant parfois jusque dans la caricature grossière du collègue homophobe et au final misanthrope, ou de l’avocat juif et gay surmotivé. L’ensemble est cependant convaincant, pour peu que l’on se concentre sur l’essentiel : les performances empreintes de sensibilité de Julianne Moore et d’Ellen Page. 

samedi 6 février 2016

Carol, Todd Haynes, 2015


Rooney Mara, Prix d'interprétation à Cannes


C'est avec un peu d'appréhension que je me suis installée pour assister à la projection de Carol. Beaucoup de choses étaient là pour me rassurer cependant. Todd Haynes en tête, dont j'ai vu peu de films mais qui m'ont cependant tous emballée. Velvet Goldmine m'avait envoyé une poignée de paillettes aux yeux à sa sortie en 1999, et la mini-série Midred Pierce constitue à elle seule une excellente raison de donner sa chance à Carol, dans la mesure où il s'efforçait déjà brillamment de reconstituer avec fidélité le quotidien des années 50 et 60. Ce qui suscitait tant d'appréhension chez moi, c'était le thème du film, la rencontre ambiguë entre une élégante bourgeoise new-yorkaise, Carol, et une jeune vendeuse, photographe à ses heures, Therese.


Cate Blanchett

Tomber dans le cliché aurait pu être très facile: la jeune vendeuse impressionnable se serait perdue dans une relation teintée de déséquilibre avec cette élégante femme du monde dont l'aisance et la volubilité auraient rapidement dévoré la jeune fille discrète, fascinée par la beauté et la prestance de cette femme visiblement très à l'aise. 



Cependant, au fil de l'histoire, Carol s'avère plus fragile qu'on ne pourrait le croire, alors que Therese, elle, se révèle moins lisse, tant et si bien que cette nouvelle relation brisera le masque cachant sa véritable personnalité. Les rôles finissent par s'inverser et contre toute attente, celle qui aurait dû jouer le rôle d'admiratrice quelque peu timide, finit par réaliser le pouvoir qu'elle exerce sur Carol. Si l'on ajoute à cela le mur de conventions sur lequel elles finiront par se briser, on obtient un film qui, plus que de raconter une histoire d'amour lesbienne, traite de la naissance d'une nouvelle image de la femme qui commencera petit à petit à se libérer de ses chaînes en progressant vers les années 60. Pour illustrer cela, évoluent devant nous les deux personnages principaux que Todd Haynes a voulus représentatifs l'un du passé, l'autre de l'émancipation à venir. Carol est une femme au foyer rassemblant aux stars hollywoodiennes des années 50, alors que Therese, vêtue de jupes corolles, de pantalons parfois, arborant une petite frange et les cheveux bruns d'Audrey Hepburn, promène le long du film une silhouette typique des années 60.


Rooney Mara


Pour reconstituer le monde des années 50, l'équipe du film a beaucoup travaillé sur les couleurs, la photographie et les costumes, et le tout est magnifiquement réussi. Mais ce qui a fait la différence par rapport à d'autres films traitant de cette époque de manière toute aussi habile, c'est que j'ai retrouvé dans les plans de Carol, quelques uns des tableaux d'Edward Hopper, peintre emblématique de cette époque des Etats-Unis. On y retrouve donc le rouge, le vert et les couleurs vieux-rose qui dominent cette époque, mais on y voit surtout des plans de personnages au demeurant très seuls, bien qu'ils soient entourés par la vie grouillante de New York.


Edward Hopper, Sunlights in Cafeteria
Cate Blanchett
Edward Hopper, The Automat
Cate Blanchett


Ce que je retiendrai donc de Carol, c'est une bonne surprise, et la sensation d'avoir vu un beau film illustrant parfaitement une époque qui me fait rêver depuis longtemps.

mardi 2 février 2016

Les Saisons, Jacques Perrin et Jacques Cluzaud, 2016




Il y a vingt ans, un peu par hasard, je découvrais Microcosmos. Je me souviens m'être sentie rajeunir au fil de ce très beau documentaire et de m'être laissée bercer par l'histoire que me racontaient les bruits des insectes, de la pluie, du vent, la musique de Bruno Coulais, et parfois la voix de Jacques Perrin. Au fur et à mesure que progressait le film, on pouvait se prendre à sourire, rire, sursauter, et ressentir une réelle empathie pour tout ce petit monde grouillant, sonore et coloré. 




Dès le début des Saisons, on sait qu'il se passera exactement la même chose. Nous revoilà en terrain connu, puisque l'histoire que nous racontent Jacques Perrin et Jacques Cluzaud est magnifiquement accompagnée par la musique de Bruno Coulais, et interprétée par les animaux qui peuplent notre continent. L'équilibre entre la voix-off, la musique et les bruits de la vie sauvage est parfait. S'entame alors le récit de 12 000 ans d'histoire en Europe, et la forêt s'étend sur la majeure partie du territoire. Tout semble en harmonie, et l'on a aucun mal à s'imaginer caché à l'abri des feuillages, observant le ballet que constitue la vie animale, nous voyant l'ouïe et la vue flattés par les sons et les danses que constituent les combats des ours, les jeux de leurs petits, la chasse des loups, la naissance d'un faon, ou l'envol d'une nuée d'oiseaux laissant à nu un arbre que ses feuilles avaient précédemment délaissé. L'homme est là lui aussi. Une ombre chevelue vêtue d'une peau de bête qui dialogue avec les oiseaux muni d'une flûte. Tout est fait pour que l'on se sente en paix devant ce spectacle, et que l'on se sente presque vivant parmi ces bêtes pour qui l 'on se prend d'affection très rapidement. 




Puis le territoire occupé par la forêt s'amenuise. Petit à petit, l'homme se fait moins discret. De la vénération des arbres et des sources, il se dirige vers un culte à la démesure. Les images se font alors plus dures: les animaux se replient, et sont forcés de chercher un nouvel équilibre au sein d'un territoire qui change parfois trop vite pour eux. L'empathie que l'on ressent à leur égard, et dont le scénario et la mise en scène de ce documentaire sont les habiles artisans, nous pousse presque à déceler dans leur regard de l'incompréhension et de l'incrédulité, face à ces changements et à la transformation de son ancien colocataire en prédateur. 







Enfin, sobrement, se fait le constat des conséquences de siècles faits d'un déséquilibre orchestré par l'homme. Notre sourire a disparu, et la prise de conscience est brutale, presque douloureuse, peine accentuée par des images, tout aussi belles malgré tout, d'un ours extrêmement amaigri tentant de rejoindre les hauteurs d'un nouveau territoire de plus en plus improbable pour lui. L'homme est désormais omniprésent, et lorsqu'il est filmé, c'est ouvertement. Mais même si la plupart sont montrés chassant et asservissant leurs anciens amis, quelques moments de poésie subsistent, comme ce petit soldat tentant d'oublier les horreurs de la guerre en observant les oiseaux.


Jacques Perrin et un geai des chênes

Et ainsi, Jacques Perrin et Jacques Cluzaud sont libres d'emmener tout de même leur documentaire vers une note optimiste qui nous aide à nous rendre compte que, bien que regarder le miroir qui nous est tendu soit difficile, le faire est nécessaire si cela peut nous permettre de partir très vite tendre la main à nos petits colocataires d’autrefois afin de rendre à nouveau la répartition des ressources plus équitable.